Par Marie-Annette Lucas.
La gourmandise est-elle un vilain défaut, comme on l'a entendu dire parfois ? Pourtant il me semble qu'il faut être un peu gourmand en cuisine pour savoir éveiller les papilles des convives… La gourmandise fait partie des sept péchés capitaux dans la religion catholique depuis le IVe siècle, et même le pape Grégoire 1er au VIe siècle décrit les cinq manières de commettre le péché de gourmandise (le moment, la qualité, les stimulants, la quantité, le désir, l'abus). Diantre, ça ne plaisante pas !...
Dans le conte Les trois messes basses d'Alphonse Daudet (Les Lettres de mon moulin) le révérend Dom Balaguère le sait bien, lui qui aime tant la bonne chère, qu'il est très difficile de résister à ce « péché », surtout la nuit de Noël où il doit réciter les trois messes basses requises avant de pouvoir profiter du grandiose festin organisé par le seigneur du château pour toute la population d'un petit village provençal. Il interroge Garrigou, le servant de messe :
" Deux dindes truffées, Garrigou ?…
- Oui, mon révérend, deux dindes magnifiques bourrées de truffes. (...) On aurait dit que leur peau allait craquer en rôtissant, tellement elle était tendue ...
- Jésus Maria ! Moi qui aime tant les truffes !(...) Et avec les dindes, qu'est-ce que tu as encore aperçu à la cuisine ? ...
-Oh ! Toutes sortes de bonnes choses ! Depuis midi, nous n'avons fait que plumer des faisans, des huppes, des gélinottes, des coqs de bruyère. La plume en volait partout... Puis de l'étang, on a apporté des anguilles, des carpes dorées, des truites, des...
- Grosses comment, les truites, Garrigou ?
- Grosses comme ça, mon révérend ... Énormes ! ...
- Oh ! Dieu ! Il me semble que je les vois ! As-tu mis le vin dans les burettes ?
- Oui, mon révérend, j'ai mis le vin dans les burettes... Mais, dame ! Il ne vaut pas celui que vous boirez tout à l'heure, en sortant de la messe de Minuit (...)
- Allons, allons, mon enfant. Gardons-nous du péché de gourmandise, surtout la nuit de la Nativité …"
Mais c'est le diable en personne qui a pris l'apparence de Garrigou pour mieux induire le révérend père en tentation et les trois messes vont se succéder à un rythme d'enfer, c'est le cas de le dire !
"Drelindin din ! Drelindin din ! Vite, vite, dépêchons-nous !" lui crie, de sa petite voix aigrelette, la sonnette de Garrigou, et cette fois le malheureux officiant, tout abandonné au démon de gourmandise, se rue sur le missel et dévore les pages avec l'avidité de son appétit en surexcitation. (...) Vite, vite, encore plus vite !... (…) Il ne prononce plus les mots... À moins de tricher tout à fait le bon Dieu et de lui escamoter sa messe... Et c'est ce qu'il fait, le malheureux !..."
Cinq minutes plus tard, Dom Balaguère plantait sa fourchette dans une aile de gelinotte, noyant le remords de son péché sous des flots de vin du pape et de bon jus de viande. Un vrai régal... Mais hélas trop d'excès nuit, et la morale est implacable, même si le lecteur pardonnerait bien à notre révérend ! Tant il but et mangea, le pauvre saint homme, qu'il mourut dans la nuit d'une terrible attaque, sans avoir eu seulement le temps de se repentir. Arrivé au ciel, l'accueil n'est pas franchement agréable : Retire-toi de mes yeux, mauvais chrétien ! Ta faute est assez grande pour effacer toute une vie de vertu... Ah tu m'as volé une messe de nuit... Eh bien tu n'entreras en paradis que quand tu auras célébré trois cents messes de Noël en présence de tous ceux qui ont péché par ta faute et avec toi.
Voilà une sentence bien sévère pour notre brave révérend trop « gourmand »!
Je pense pour ma part que la gourmandise n'est en rien condamnable, sans doute parce que je suis un peu gourmande ! Et d'ailleurs au cours des siècles, les théologiens ne sont pas tous d'accord non plus... En 2003, une requête a été déposée auprès du pape Jean-Paul II demandant que le terme de "gourmandise" qualifiant ce péché capital soit renommé en gloutonnerie, intempérance ou goinfrerie... ce qui réhabilite la gourmandise ! Je ne sais pas si cela aurait sauvé Dom Balaguère, mais l'amusant conte d'Alphonse Daudet gardera toujours le charme suranné des veillées d'autrefois, avec son latin « de cuisine » oublié de nos jours... Ite Missa est ! Deo gracias !
Pour la bonne cause
Dans L'élixir du révérend Père Gaucher, une autre histoire des Lettres de mon moulin, nous avons affaire à une autre passion de la table qui, elle aussi, peut engendrer des excès : l'alcool ! Le frère Gaucher a une idée pour éviter la ruine de son couvent : fabriquer une boisson selon la recette de sa vieille tante.
"... un élixir incomparable en mélangeant cinq ou six espèces de simples* cueillies dans les Alpilles. nous n'aurions plus alors qu'à le mettre en bouteilles, et à le vendre un peu cher, ce qui permettrait à la communauté de s'enrichir doucettement..."
La liqueur, d'un beau vert doré, est un vrai succès... Mais tout succès a son revers ! Le frère Gaucher, désormais appelé le révérend père Gaucher, commence à se comporter étrangement, se met à chanter des chansons un peu... hum !
Une histoire racontée avec truculence par l'auteur qui fait preuve de bienveillance pour ses personnages et sait rendre à merveille l'atmosphère d'un lieu et d'une époque.
Oremus, Domine... C
* plantes médicinales
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