Révoltes paysannes

 

Par France Rioual.

Ma madeleine n’a rien de la saveur du biscuit trempé dans la tisane de tilleul de tante Léonie*. Ma madeleine est une odeur. Celle, tant aimée, d’une bouse lâchée par la vache Coquette sur la route goudronnée qui nous ramène à l’étable, cette fin d’après-midi orageuse. Le bitume a chauffé toute la journée, le fumet en est décuplé. 

Du haut de mon jeune âge, je l’ai ressenti alors : l’acquisition de la ferme fut une grande fierté pour mon père.  Lors d’ultimes négociations, il m’avait traînée chez le propriétaire, à particule et sans le sou. Le manoir convoité avait appartenu au Seigneur de Coëtmen dont il aimerait ensuite faire découvrir aux visiteurs la résidence principale : une tour en ruines, classée monument historique, surplombant notre hameau. Je n’étais pas le fils attendu mais il m’élèverait tel quel. Alexis Gourvennec** était un héros, Martin Ferral, un martyr.

Souvenez-vous, Martin Ferral dit Martissou, le père de Jacquou le Croquant, héros du roman de Eugène Le Roy. Poussé à bout, le métayer tue Laborie, l’odieux régisseur du non moins odieux comte de Nansac. Il est condamné au bagne où il meurt.  Jacquou et sa mère sont chassés de la métairie. Ils  entament   une  vie  au-delà   de toute misère. L’image à l’écran (car le roman a été adapté en série télévisée) de Jacquou se réveillant près du corps sans vie de sa mère restera un souvenir indélébile. Le bougonnement de mon père aussi qui d’ordinaire ne s’attardait pas devant le poste  : « Comment tant d’injustice ? » Cinquante ans plus tard, la lecture du roman m’a fait revivre de façon tout aussi poignante la condition des paysans périgourdins au début du 19ème siècle. 

Pauvreté et humiliations

Si Jacquou Le Croquant est publié en 1899, Eugène Le Roy (1836-1907) situe son roman entre 1815 et 1830. À l’époque nous explique, dans une préface, l’historien Emmanuel Le Roy Ladurie, « la Dordogne n’a rien à envier à la péninsule armoricaine très arriérée. » Maintenus dans un état de pauvreté et souvent de misère, les paysans sont  sous-alimentés. Illettrés,  ils sont  l’objet de  traitements  humiliants de la part d’une certaine noblesse et d’un certain clergé. Viennent alors le langage des armes et le temps des révoltes. Car, « la Dordogne se défend quand même » note l’historien. Et Jacquou (qui doit son surnom aux agitateurs nommés les Croquants) « s’inscrit dans le schéma temporel des révoltes paysannes s’attaquant au fisc au 17ème, au Seigneur au 18ème et au grand propriétaire au 19ème. » La vengeance réclamée par Marie Ferral sera à la hauteur de ses espérances. Son fils Jacquou brûlera la forêt et le château des Nansac. 

Remembrement, engrais et pesticides

À mon tour d’être fière : à 12 ans, je conduis un tracteur et retourne la terre à l’aide d’une charrue. À 14 ans, je ne me pose pas la question du programme des vacances scolaires : pommes de terre, choux-fleurs et cocos paimpolais m’occupent selon la saison. Cela fait belle lurette qu’il n’y a plus un seul animal à la ferme. Les cultures maraîchères s’étendent sur des hectares de terres cédées par d’autres et remembrées. Les investissements en matériel sont colossaux. La main-d’œuvre fourmille (jusqu’à 30 employés selon la culture).  Cela prend des allures de réussite. Et pourtant. Le discours change : « Dans  la  vie,  Francine, il  ne  faut compter que sur soi. » La machine se grippe, malgré le sentiment d’avoir bien fait  c’est-à-dire à renfort d’engrais, de pesticides et de fongicides. Les remorques reviennent avec leur chargement d’invendus à détruire sur le champ.  Aux aléas climatiques s’ajoutent ceux du marché. 

Une tyrannie, l’autre

Les esprits sont fatigués. Le corps et  les sols sont épuisés. C’est précisément cette économie de l’épuisement qui est pointée dans On ne dissout pas un soulèvement***. Quarante personnalités (en très grande majorité des universitaires) évoquent, sous la forme d’un abécédaire, les conséquences humaines et environnementales de l’agro-industrie déployée ces 70 dernières années. Une tyrannie qui en a remplacé une autre et qui est à l’origine des très contestées mégabassines ou réserves d’eau de plusieurs hectares au service d’une agriculture qui a vécu.  

Transformé en cathédrale de lumière, ce sont les termes de l’agent immobilier qui en a fait l’acquisition, le manoir de Kermilven est louable, pour partie, à la semaine ou à la nuit. Au retour de randonnée, après un spa bien mérité, le vacancier profitera d’un environnement calme où sur les terres galopent des chevaux en liberté. C


* En référence à Marcel Proust, Du côté de chez Swann

** Alexis Gourvennec est à la tête des manifestations de légumiers dans le Finistère en 1961. Il mène l’occupation de la sous-préfecture de Morlaix et est suivi par 2 000 agriculteurs. Cela lui vaut d’être incarcéré. Ce sont alors 6 000 agriculteurs qui se mobilisent pour réclamer sa libération. Il est porté en triomphe à sa sortie de prison. /

*** Le titre fait écho à la décision du ministre de l’intérieur de dissoudre le mouvement Les Soulèvements de la Terre au lendemain des violents affrontements entre manifestants anti-mégabassines et forces de l’ordre à Sainte-Soline en mars 2023.


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