Devenir théâtreux à Avignon

 

Par André Daviaud

"Il était un Prince en Avignon
Sans royaume, sans château, ni donjon.
Là-bas, tout au fond de la Provence,
Il était un Prince."

Cette chanson, que j'avais entendue à quinze ans, avait toujours été pour moi une énigme jusqu'à ce que je comprenne, bien plus tard, qu'il s'agissait du prince du festival d'Avignon, Gérard Philippe, qui, en 1951, jouait Le Prince de Hombourg dans la cour d'honneur du Palais des Papes sous la direction de Jean Vilar, créateur de cette immense fête du théâtre.

Mon premier contact avec cet événement a été curieux. En vacances à Nîmes, nous avions décidé d'aller visiter Avignon, sans penser un instant au festival. Dans le bus qui nous conduisait du parking au centre-ville intra-muros, un homme était monté et avait présenté son spectacle en un petit sketch amusant. Puis, dans la ville, j'avais reconnu  à une table de restaurant Romane Boringher. Il y avait donc des comédiens de renom en Avignon.

Quelques années plus tard, nous séjournions près de Carpentras. En prenant des renseignements à l'office du tourisme, nous avons aperçu une pile de catalogues aussi gros que ceux de la Redoute. Il était inscrit sur la couverture en gros caractères : OFF Avignon.

Le lendemain, nous étions sur place.

Le «IN» ne nous intéressait guère : souvent guindé, snob, empesé, avec des représentations interminables et très chères.
Nous  avons  navigué dans le «OFF». Chaque année, c'est à peu près 1400 spectacles par jour ! Dans des endroits parfois inattendus : des cours, des caves, des chapiteaux, quelquefois la rue.
Le choix est immense, éreintant, difficile.
La première année, nous avons choisi un peu au hasard : seul en scène, tour de chant, cabaret, troupe, stand up, comique, tragique, hybride, classique, débridé, touffu, passionnant, ennuyeux…

Devenus de vrais festivaliers
Puis, nous sommes devenus de vrais festivaliers. Le premier jour, nous prenons la carte du « OFF » au village du même nom, ce qui nous permet un rabais de 30 % sur les spectacles, qui nous coûtent alors de 12 à 20 € chacun. En 3 ou 4 séances la carte est rentabilisée. Ensuite, nous choisissons sur le catalogue en fonction de nos goûts (plutôt théâtre et plutôt troupes, avec des exceptions magnifiques de seuls en scène étourdissants).
En quelques jours, le bouche à oreille colporte les spectacles à ne pas manquer. Dans les files d'attente, on échange entre passionnés : Nous avons aimé ou détesté ceci ou cela, nous avons été enthousiasmés ou déçus... Les vedettes ne nous attirent pas forcément ; seuls l'intrigue, la performance ou le brio comptent.
Il y a aussi des applications téléphoniques, pas toujours de bon conseil. Et puis, cela dépend tellement des goûts et de l'intérêt de chacun. Les surprises sont au rendez-vous. Telle pièce que nous pensions remarquable s'avère banale et tel choix qui semblait hasardeux se révèle un vrai coup de cœur, par exemple Fabien, d'après Marcel Pagnol, par la compagnie Dans la cour des grands au théâtre du Chêne noir. Une révélation : l'univers du cirque donne à ce spectacle une virtuosité qui sert un propos marquant sur la condition féminine dans un texte de 1956 !
Il faut aussi être extrêmement organisés. Un carnet est indispensable pour réserver ses spectacles, les noter, ne pas les faire chevaucher, s'assurer qu'on a bien le temps de se rendre  de  l'un  à  l'autre,  ce  qui  oblige  à courir parfois par la ville. Ne pas oublier non plus son billet à l'appartement, ce qui nous est déjà arrivé. 

Pas le temps de danser sur le pont
Que de courses pour arriver à temps, que de calculs, que d'hésitations sur l'itinéraire ! Pas le temps d'aller danser sur le pont ! Heureusement, Avignon intra-muros est assez petit et les salles souvent concentrées dans un même quartier, par exemple autour de la rue des Teinturiers.
Il y a aussi les théâtres dont la programmation nous attire généralement d'une année sur l'autre, les auteurs que nous aimons suivre et les troupes qui nous déçoivent rarement. Cependant, un nouveau complexe théâtral gigantesque s'est ouvert depuis l'année dernière qui, selon nous, rompt avec l'esprit du « OFF », même si les pièces qu'on y joue peuvent être séduisantes.
Ne pas oublier sa casquette ou son chapeau pour affronter le cagnard des files d'attente. Cependant, nous nous limitons à trois spectacles par jour pour éviter la saturation et c'est une  sage  décision  car  nous rentrons  le soir plutôt épuisés.
À la fin d'un spectacle, il y a parfois des standing ovations (ovations debout, en bon français !), des applaudissements polis ou des salles partagées. Les comédiens font taire le public mais lui demandent de partager dans la rue son enthousiasme pour leur travail, ou... de ne rien en dire s'il n'a pas aimé. Et puis, la troupe quitte rapidement le plateau pour laisser place à la compagnie suivante. 

Une caisse de résonance
Car les locations de théâtres sont très chères à Avignon durant le festival. Chaque troupe achète un créneau dans une salle. Plus elle est grande, plus c'est onéreux. L'année dernière, dans les files d'attente, on parlait de 100€ le siège, donc 10 000€ pour jouer trois semaines dans une salle de 100 places pendant 1 h 30. Mais il y a aussi des villes ou des régions qui paient entièrement la location pour des troupes issues de leur territoire. C'est que le festival d'Avignon est un label, une formidable caisse de résonance. Les compagnies y créent un spectacle appelé à se répandre ensuite dans les différents  théâtres de l'espace francophone car des professionnels, directeurs de théâtre ou chargés de programmation, assistent aux spectacles pour les faire venir ensuite éventuellement dans leur ville. 

Addictif
Les troupes non subventionnées prennent un pari, assurant parfois leur succès pour une année entière, tellement elles sont sollicitées, ou creusant leur tombe pour avoir dépensé des fortunes sans retour sur investissement.
Pour les gens de théâtre, faire Avignon, c'est comme faire Cannes pour les gens de cinéma. Prendre le risque de se montrer, d'être noyés au milieu de centaines d'autres, de se comparer, de se jauger.
Et pour le spectateur, c'est addictif. Après trente spectacles, il en redemande, malgré la chaleur, les mauvais sièges, la foule et le prix exorbitant de la nourriture et du logement. D'amateur, il devient théâtreux, c'est-à-dire connaisseur, passionné mais aussi exigeant, et souvent malheureux de n'avoir pu voir les dizaines de spectacles qu'il aurait voulu apprécier. À peine de retour chez lui, le théâtreux pense déjà aux spectacles qu'il verra l'année suivante. 
Avignon, c'est passer du soleil éblouissant du dehors à l'éblouissement d'un spectacle dans l'obscurité de la salle, de l'intimité d'un seul en scène à l'exubérance d'une troupe, c'est pleurer et rire, c'est pleurer de rire, c'est sortir à la lumière avec l'œil allumé encore par l'originalité d'une mise en scène et l'oreille retentissante des textes joués.


Car, 
"sans royaume, sans château ni donjon,
Pour vous faire vibrer d'émotion,
Il y a toujours des Princes en Avignon. " C

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